Point de départ de cette note : comment un fleuron technologique comme Atos a-t-il pu sombrer en moins de cinq ans ? Comme toujours dans l’investissement, seul un travail fastidieux d’exploration du passé peut permettre de comprendre le présent afin d’en tirer des pistes de réflexion pour l’avenir. Eléments de recherche donc, à défaut d’éléments de réponse, après un plongeon de plusieurs jours dans les archives des Echos sur le cas Atos.
Contexte
Lorsque survient la première déconvenue d’Atos début 2021, le directeur général Elie Girard a plutôt bien repris les rênes du groupe, succédant à la fin de l’année 2019 à l’emblématique Thierry Breton, parti à la Commission européenne. Certes, le dossier Atos suscite déjà une certaine lassitude, car le sujet de la croissance et des marges, toujours un peu décevantes, est récurrent. Mais tout de même, Elie Girard tient bien la société, pour laquelle il a fixé deux caps.
D’une part, des acquisitions plus petites et plus ciblées, en lieu et place des grandes manœuvres d’envergure menées par son prédécesseur Thierry Breton (Bull, Siemens IT, Syntel) -une démarche d’autant plus louable que le groupe n'est même plus endetté à la suite de l’opération parfaitement menée de désengagement dans Worldline.
D’autre part, une concentration de ces acquisitions sur certains secteurs en forte croissance dans les domaines du cloud et de la cyberscéurité, dans le cadre d’une réorientation vers quatre activités cibles que sont le digital, le cloud, la cybersécurité et la décarbonation.
Janvier 2021 – DXC Technology, l’idée qui tombe comme un cheveu sur la soupe
Dans ce contexte, l’annonce début 2021 de l’étude du dossier DXC Technology tombe comme un cheveu sur la soupe, en raison de la taille et du positionnement de l’opération envisagée.
En effet, l’idée d’une opération à 10Mds$ est contradictoire avec la feuille de route axée vers des petites opérations.
Par ailleurs, le secteur dit de l’infogérence sur lequel opère DXC Technology, en décroissance structurelle, ne fait pas partie de cette feuille de route.
Cette opération apparait pour le moins incongrue. Elle sera abandonnée un mois plus tard. Le cours de bourse à 60€ oscille certes dans le bas du canal [60€-80€], mais l’avertissement est sans (trop de) frais.
Avril 2021 – Détection d’un problème d’audit des comptes aux US, comptes 2020 non approuvés
L’annonce fait l’effet d’une petite bombe, et ce nouvel accident conduit à un refus des actionnaires d’approuver les comptes consolidés du groupe lors de l’assemblée générale de mai 2021. Les deux entités objet de controverses représentent 11% du CA et 9% de la marge opérationnelle. Au-delà du seul sujet des comptes, on attribue le vote, rarissime, à une vraie défiance à l’égard d’Elie Girard sur fond de résultats poussifs voire décevants -sujet latent donc. ISS et Glass Lewiss, les deux grandes agences américaines de conseil en vote, émettent un avis négatif sur la résolution, tout comme des investisseurs canadiens, le fonds souverain norvégien ou encore un fonds français, Spinecap.
Juillet 2021 – L’avertissement sur les résultat, un « nouveau départ » selon Elie Girard
La problématique d’Atos, pas évidente à appréhender, peut se résumer ainsi : miser sur quatre moteurs de croissance que sont le cloud, la cybersécurité, le digital et la décarbonation afin d’enrayer le déclin structurel de l'infogérance, qui ne fait que s’accélérer dans le contexte post-crise sanitaire favorable au cloud. Cette tendance est favorable à moyen terme, mais elle signifie entre temps un manque à gagner sur l’infogérance, dont les charges sont peu variables. Elle signifie donc aussi, entre temps, une baisse de la rentabilité. Alors, il faut avertir que les résultats 2021 ne seront pas en hausse, mais stables.
Cette situation est toutefois censée n’être que temporaire : à ce stade, Atos a juste besoin de temps et du soutien de ses actionnaires pour opérer son repositionnement. Le groupe ne bénéficiera ni de l’un, ni de l’autre.
Le cours de bourse n’est plus que de 40€, correspondant à une valorisation de 5Mds€, contre 10Mds€ mi-2019.
Octobre 21 – Nomination de Rodolphe Belmer, avertissement sur les résultats, « redressement spectaculaire » à venir
Elie Girard ne peut tenir plus longtemps, affaibli par l’avertissement de l’été. Il est remplacé par Rodolphe Belmer, qui passe les comptes à la paille de fer.
Dès janvier 2022, un nouvel avertissement sur les comptes 2021 est lancé. Ils ne sont plus anticipés stables à présent (avertissement de juillet 2021), mais en baisse.
Juin 2022 – Scission du groupe en deux entités et annonce du départ de Rodolphe Belmer
Dans toute cette histoire, l’idée d’un démantèlement du groupe Atos s’impose assez tôt. Dès le mois de février 2022 est évoquée « l’ombre de Thales » dans la reprise des activités de cybersécurité, impliquant donc bien une vente partielle. Au même moment, un plan est d’ailleurs présenté au conseil d’administration pour réorganiser les 6 secteurs d’activité et les 16 produits et solutions.
Quelques mois et une dépréciation d’actifs de 28% des fonds propres du groupe (1,9Mds€ !) plus tard, en juin 2022, le groupe annonce le départ de Rodolphe Balmer et le résultat des réflexions : un plan de scission en deux.
La « Good Bank » (5Mds€ CA, +5% en 2021), composée des activités cybersécurité et big data, s’appellera Evidian, elle pourra être cotée en bourse à hauteur de 70%.
La « Bad Bank » (5Mds€ CA, -12% en 2021) conservera le nom d’Atos, les activités déclinantes d’infogérance et 30% de la Good Bank, dont les dividendes permettront de prendre en charge le milliard d’euros nécessaire à sa restructuration.
C’est un triumvirat qui dirigera l’ensemble, Nourdine Bihmane (Atos), Diane Galbe et Philippe Oliva (Evidian).
Atos décroche en juillet un financement d’1,5Md€ pour son plan mais les actionnaires sont furieux et crient à l’augmentation de capital déguisée. A la fin du mois de juin, Atos ne vaut plus que 1,3Md€, à peine 12€ par action.
Septembre 2022 – Entrée en scène du couple Onepoint / ICG
Au fil des mois germe l’idée de cessions pures et simples de certaines activités en lieu et place d’une scission en deux du groupe. Après tout, entre cotation en bourse d’Evidian et vente, si Atos peut maximiser sa valeur afin de financer sa restructuration, pourquoi pas.
Entrent alors en scène Onepoint et ICG : ils proposent un prix de 4,2Mds€ pour ce qui ressemble au périmètre d’Evidian. Mais en réalité, le chiffre ne constitue pas un prix de transaction mais un prix de « valeur d’entreprise » comprenant l’endettement net et ne valorisant ainsi les actifs que 800M€, une somme jugée trop faible par le conseil d’administration. David Layani défend son offre : elle permettrait de « stopper l’hémorragie » avec une injection de cash de 2,0Mds€ dans la société, Atos devenant de surcroît actionnaire à hauteur de 30% de Onepoint-Evidian.
Janvier 2023 – Bal des prétendants pour Evidian mais TCI débranche la sono le 29 mars
En janvier 2023, c’est l’euphorie. Le cours de bourse d’Atos bondit de 34%. En effet, on apprend que le binôme Onepoint / ICG est loin d’être le seul à vouloir mettre la main sur certaines activités d’Atos. Le nom de Thales circule depuis plusieurs mois. Voilà à présent que celui d’Airbus apparait, avec à la clé une participation minoritaire au capital d’Evidian. Il semble néanmoins que dans les deux cas, seule la branche cybersécurité intéresse : dès le 10 janvier d’ailleurs, le groupe Thales fait savoir qu’il n’est pas intéressé par Evidian dans son ensemble.
Qu’importe, les discussions avec Airbus sont, elles, bien confirmées en février, avec l’annonce de l’ouverture de négociations pour une prise de participation à hauteur de 29,9% du capital. On nage en plein bonheur.
Super ? pas du tout ! Le hedge fund TCI de Chris Hohn, qui détient 3% du capital d’Airbus, s’oppose fermement à ce plan, considérant Atos comme « une société plombée par un niveau insoutenable de dette et d'autres passifs », et s’opposant fermement à ce qu’il considère comme un capitalisme de connivence : « Ce deal ne doit pas être signé, quel qu'en soit le prix. » Fin mars, Airbus se retire.
Février 2023 – « Tech Foundations » intéresse Daniel Kretinsky
Malgré les violentes attaques de TCI sur l’opération Evidian, le dossier Atos prend en février 2023 une tournure encore plus favorable. D’une part, Airbus est toujours dans la course sur Evidian, mais on apprend de surcroît que le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky annonce s’intéresser lui à la branche traditionnelle d’Atos entre temps rebaptisée « Tech Foundations ». A ce rythme, il est alors possible de voir l’ensemble de la société restructuré assez favorablement pour les actionnaires qui n’auront pas à mettre la main à la poche : Evidian vendu à Airbus, Tech Foundations à Kretinsky, un scenario presque parfait.
Mais dès mars 2023 donc, Airbus se retire.
Quant à Tech Foundations, au fil des mois, la situation évolue défavorablement. Les actionnaires d’Atos réunis en août 2023 au sein de l’UDAAC (Union Des Actionnaires d'Atos en Colère) comprennent que le plan de Daniel Kretinsky implique finalement de na pas coter en bourse « Evidian ». « Evidian » va en fait s’appeler « Eviden » et constituera la Good Bank qui restera cotée en bourse telle quelle, le nom « Atos » étant lui transféré à Kretinsky et l’activité correspondante sortie de la bourse. A la clé, une très grosse, et nécessaire, augmentation de capital d’Eviden, et 7,5% du capital attribués à Kretinsky dans la corbeille de la mariée Tech Foundations. Et puis un certain nombre d’autres clauses, d’autres termes, d’un accord de plus en plus considéré comme « opaque ».
Le tout dans le contexte de résultats calamiteux annoncés en juillet 2023 : le flux de trésorerie sur le 23S1 ressort à -969M€. 430M€ ont été consommés pour la seule restructuration du groupe, notamment en Allemagne. Le niveau de cash s’amenuise, le dossier commence à sérieusement sentir le sapin, les pires intuitions de Chris Hohn sont vérifiées.
Aux voix de l’UDACC se joignent celles du fonds CIAM (septembre 2023) qui considère qu’Atos fait « un cadeau » à Daniel Kretinsky, puis celles de 82 sénateurs et députés qui s’émeuvent de voir une main étrangère récupérer certaines technologies clés utilisées par l’armée française -une nationalisation est évoquée.
Octobre 2023 : Jean-Pierre Mustier remplace Bertrand Meunier à la présidence du groupe, Yves Bernaert prend lui la direction générale à la place du triumvirat de juin 2022.
Janvier 2024 – Et maintenant ?
Le lundi 15 janvier 2024, on apprend que c’est Paul Saleh qui reprend la direction générale en remplacement d’Yves Bernaert, « en raison d'une différence de point de vue sur la gouvernance pour ajuster et exécuter la stratégie ». A ce stade, la valse des directeurs généraux n’est plus le sujet central, même si chaque changement coûte cher en bourse. L’épisode de l’été a fait basculer la capitalisation boursière sous le milliard d’euros, à moins de 10€ par action. Elle ne vaut plus à présent que moins de 500M€, correspondant à moins de 5€ par action.
Mais c’est surtout le sujet du cash qui devient crucial et c’est donc le tandem Jean-Pierre Mustier / Paul Saleh qui va présider aux destinées du groupe à court terme, en poursuivant les discussions avec Daniel Kretinsky et… Airbus !
Eh oui, c’est le n-ième rebondissement de ce dossier : Airbus revient à la charge, mais pas pour l’ensemble [Evidian entre temps rebaptisé Eviden], juste pour les activités Big Data et Sécurité (rebaptisées BDS), valorisées à 1,8Mds€. Le diable est dans les détails… à nouveau, ce chiffre correspond à une « valeur d’entreprise », pas un prix de transaction. Qu’importent cette fois en tous les cas les réticences de Chris Hohn, ces technologies intéressent fortement Airbus dans le cadre du programme SCAF (Système de Combat Aérien du Futur). Mais alors si la vente par appartement redevient possible, Thales pourrait, aussi, redevenir intéressé ? A ce stade l’appartement compte trois pièces : BDS, Tech Foundations et Eviden.
Affaire à suivre donc… quid des 2Mds€ de dette accumulée à rembourser dans les deux prochaines années ? Quid des 100.000 salariés, dont les meilleurs éléments auraient déjà, depuis longtemps, quitté la société ?
V.00 achevée de rédiger le 17/01/24
Note : LM Invest France n’a aucune exposition directe ou indirecte sur la société Atos, n’en a jamais eu dans le passé et n’a pas l’intention d’en avoir dans le futur. Aucun conflit d’intérêt n’entache cette note d’information dont le seul objectif est de fournir des éléments de réflexion.